Il y a dans ces images un bonheur de la foule auquel on ne s’attendait plus. Beat Streuli ne montre pas la masse humaine, impersonnelle, des grandes villes, qui constitue depuis la fin des années vingt un des meilleurs clichés du roman noir du modernisme. Le New York du photographe suisse au début des années 1990 n’est pas la Métropolis imaginée par le cinéaste allemand Fritz Lang après un voyage en Amérique en 1924. Ici, la foule n’a rien de massif ni d’oppressant. Le photographe semble refuser presque systématiquement les effets ténébristes qui caractérisent le pathos dramatique associé à la Grosstadt tel que l’a fixé un cinéma de type expressionniste. La foule n’est pas un troupeau urbain qui s’engouffre dans les longs couloirs d’une ville verticale ou souterraine. Elle se meut en surface, elle s’allège, et elle se divise lentement plutôt qu’elle n’éclate et s’affole. On semble également très loin de la frénésie de « l’homme des foules » hanté par une peur phobique de l’ombre et de la solitude, tel que l’a décrit Edgard Allan Poe dans l’une de ses plus célèbres nouvelles.

Jean-Pierre Léaud dans La maman et la putain de Jean Eustache remarquait : « Les films de Murnau racontent toujours un passage. Celui de la campagne à la ville, celui du jour à la nuit. » Pour sa part Beat Streuli semble s’être parfaitement accommodé, depuis toujours, non seulement du spectacle de la ville mais des conditions de la vie urbaine. Le basculement du jour dans la nuit ne l’intéresse pas, pas plus que le passage de la campagne à la ville. Il n’explore pas les bas-fonds nocturnes de la ville moderne, comme l’avait fait Brassai au début des années trente. Il s’est installé résolument dans une modernité qui tourne le dos à l’archaïsme. Il n’est pas l’homme des foules de Poe qui traverse l’obscurité des rues désertes pour retrouver l’îlot de lumière ou la scène illuminée d’un dernier rassemblement public, mais plutôt le flâneur professionnel évoqué par Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne en 1863. « La foule, écrivait Baudelaire, est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini ». Beat Streuli n’a certainement pas l’ambition d’absorber le flux de la vie, il n’est pas « l’amoureux de la vie universelle » qui « entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. » Son propos est plus modeste, plus spécifique. Mais il hérite de la confiance énoncée – avec quelque volontarisme – dans Le Peintre de la vie moderne plus que des angoisses soulevées par la démesure des concentrations urbaines.

Dans la nouvelle de Poe, le narrateur, qui observait le spectacle de la rue avec l’attention du romancier sociologue, s’était laissé entraîner dans l’errance hallucinée, aveugle, de « l’homme des foules ». En celui-ci Baudelaire voyait surtout un double du narrateur tiré de son poste d’observation : « La curiosité est devenue une passion fatale, irrésistible. » Mais il redonne finalement ses droits au regard distant de l’observateur. Un voyeurisme idéalisé triomphe de l’hallucination quand le flâneur professionnel absorbe l’homme des foules. Sur un mode encore dramatique, conforme à un programme d’héroïsation de la vie moderne, Baudelaire annonçait l’impressionnisme. À la suite de Constantin Guys, il portait essentiellement son regard sur le spectacle illuminé des grands boulevards parisiens, tandis que le narrateur de Poe, dans les pas de l’homme des foules, traversait les méandres obscurs des bas-fonds de Londres. Beat Streuli a choisi clairement la solution du flâneur. Il conserve la distance de l’observateur. Plus encore, il évite de dramatiser son choix. Il voudrait sans doute retrouver « l’ingénuité » dont parle finalement Baudelaire, mais il n’a plus à satisfaire le démon de la curiosité.

Le poète français voulait conjurer – puisqu’il ne pouvait l’ignorer – ce qui avait déjà hanté Edgar Poe et ce qui hantait Marx ou Engels : la foule comme troupeau humain, figure de l’urbanisation sauvage appelée par le développement capitaliste du travail industriel. À la fin des années vingt, Walter Benjamin a scruté cette figure du xixe siècle en y reconnaissant, à travers le prisme du lyrisme baudelairien, la matrice ou la préfiguration de la culture de masse du xxe siècle. Voulant mettre cette culture au service de la révolution, il essaie, avec Bertolt Brecht, de comprendre comment les artistes et les intellectuels pourraient y contribuer, sans être les victimes consentantes d’une fascination qui sert la politique spectaculaire du fascisme. On ne peut, constate-t-il, penser le spectacle de masse en oubliant que la foule a été la première figure spectaculaire de la masse, avec tout ce que son expérience pouvait avoir de traumatique, avec tout ce qui pouvait en faire également, quand elle prenait une forme idéalisée, « un voile qui cache la “masse” au flâneur »¹. L’artiste du xixe siècle, s’il ne pouvait se faire comme Victor Hugo la voix autoproclamée des « multitudes », était réduit à la position de détachement intenable du héros baudelairien. Au xxe siècle, le cinéma, au-delà de la poésie et des beaux-arts, au-delà même du théâtre, apparaît comme un enjeu essentiel, puisqu’il est déjà l’art de masse par excellence, qui domine l’industrie du divertissement. C’est lui qui peut tendre à la foule, formée comme un public, son premier miroir.

Benjamin se souvient de la description donnée par Engels des foules londoniennes : « Ces gens se croisent en courant, comme s’ils n’avaient rien de commun, rien à faire ensemble (…) il ne vient à l’esprit de personne d’accorder à autrui ne fût-ce qu’un regard. Cette indifférence brutale, cet isolement insensible de chaque individu au sein de ses intérêts particuliers, sont d’autant plus répugnants et blessants que le nombre de ces individus confinés dans cet espace réduit est plus grand². » Il n’est donc que temps de donner un visage aux figures anonymes de la foule, de rendre possible un nouvel échange de regards entre ceux qui ont cessé depuis longtemps de se voir. C’est ce que les cinéastes soviétiques ont entrepris. « Pour la première fois depuis des dizaines d’années, écrit-il dans la Petite histoire de la photographie, le cinéma soviétique a donné l’occasion de paraître devant l’objectif à des hommes qui n’avaient aucun souci de se faire photographier. Et tout d’un coup le visage humain a pris, sur la pellicule, une nouvelle, une incomparable signification. » Il ajoute : « Il ne s’agissait plus de portrait. Mais de quoi s’agissait-il ?³ » La réponse à cette question est politique. Dans une nouvelle « galerie physiognomonique », c’est la communauté toute entière, et non des individus isolés, qui cherche à constituer son image.

Il est aujourd’hui peu d’artistes qui pourraient souscrire sans réserve au point de vue de Benjamin. Comment imaginer encore que le cinéma, conformant l’art à l’automatisation de la production industrielle, participe au mouvement inéluctable d’autodestruction du capitalisme qui progresse en sapant ses bases idéologiques ? Avec sa violence coutumière, Brecht avait résumé les convictions marxistes les plus orthodoxes de Benjamin : « En réalité, le cinéma a besoin d’action extérieure et non de psychologie introspective. Et c’est dans ce sens que le capitalisme, en provoquant, en organisant et en automatisant certains besoins à l’échelle des masses, agit de façon tout simplement révolutionnaire. En se concentrant uniquement sur l’action “extérieure”, en réduisant tout à des processus, en ne reconnaissant plus dans le héros un médiateur ni en l’homme la mesure de toute chose, il démolit la psychologie introspective du roman bourgeois ; il ravage les grandes étendues idéologiques4. » Il n’en reste pas moins que ces lignes, si elles peuvent être dégagées d’une trop rigoureuse confiance téléologique, indiquent encore clairement ce qui a fait l’efficacité – et bien sûr la force de propagande – du cinéma comme spectacle « à l’échelle des masses ». Cette efficacité, reconnue aux films d’Eisenstein et de Vertov même par ceux qui ne partageaient pas leur engagement politique, n’a cessé de travailler l’art du xxe siècle. La photographie instantanée, qui avait permis le cinéma, peut encore recueillir ici un héritage, même si elle doit renoncer à toucher effectivement un public de masse.

C’est précisément dans cette situation d’héritage que s’est placé spontanément Beat Streuli. Chez lui, la figure du flâneur professionnel ne renaît pas sans le paysage urbain où elle s’est formée. Ce paysage appelle la même expérience du « choc » décrite par Benjamin, et des réponses similaires à ce qui définit le lyrisme cinématographique chez Dziga Vertov (l’auteur de L’Homme à la caméra en 1929) ou, plus près, chez Jean-Luc Godard. Le bonheur de la foule est là, quand celle-ci n’est plus tant le voile qui cache la masse que son image en mouvement, comme une matière dynamique, fluide, déliée, et non plus une substance aveugle qui attendrait qu’on lui donne une forme, qu’on l’organise, qu’on l’oriente. Benjamin avait raison de reprocher au flâneur baudelairien une idéalisation de la foule qui masquait la réalité des masses, mais il n’avait pas suffisamment reconnu qu’une image heureuse de la foule peut être un antidote aux manipulations totalitaires des masses. Chez Streuli, « l’homme à la caméra » absorbe « l’homme des foules » en transformant le flâneur. L’observateur s’est mis dans le mouvement capté par l’appareil d’enregistrement. Il ne plonge pas dans la foule pour en fixer l’empreinte. Il cherche plutôt son rythme, sa modulation. Et s’il en accepte l’indifférence, c’est parce qu’elle lui permet de dégager des singularités plus dynamiques que la figure dramatique de l’individu isolé, enfermé dans sa solitude.

Rien n’est donc plus proche de sa recherche que la dédramatisation opérée par Vertov, et rien ne lui est plus étranger que cette phrase solennelle de Jean Genet dans L’Atelier d’Alberto Giacometti : « Cette région secrète, cette solitude où les êtres – les choses également – se réfugient, c’est elle qui donne tant de beauté à la rue. » Rien ne lui est plus étranger que cette vision de la rue développée comme une succession de croquis ou d’instantanés, rassemblés en « une page de chefs-d’œuvre », dont l’écrivain conclut à la solitude monadique des êtres et des choses : « La solitude, comme je l’entends, ne signifie pas condition misérable mais plutôt royauté secrète, incommunicabilité profonde mais connaissance plus ou moins obscure d’une inattaquable singularité5. » Pour Streuli, l’instantané n’est pas de l’ordre de l’inscription, de la gravure, qui appelle une idée de pénétration dans la matière et de permanence dans le temps. Utilisant précisément l’enregistrement sur lequel se calque le regard de Genet, il s’est formé une tout autre conception de la singularité. Il remarquait récemment : « Les villes occidentales se ressemblent si on les considère comme le théâtre de la vie moderne et de l’homme anonyme. Les spécificités deviennent une matière subtile. L’anonymat n’est pas une chose négative. Plus qu’une perte de l’individualité, c’est une forme du général, du commun. Il contribue à la mélancolie du flâneur, mais celle-ci n’empêche de voir ni la beauté ni la sensualité. Il faut sans doute distinguer le singulier de l’individuel. Les figures qui surgissent de l’anonymat sont plus singulières qu’individuelles6. »

Benjamin l’avait déjà noté : un visage anonyme qui se détache de la foule ne fait pas un portrait. La singularité n’est pas le signe d’une individualité constituée, autonome. Pour mieux indiquer comment l’individu perd ici la forme assurée que lui donne un portrait et revient à un régime d’existence plus fondamental, il faut citer l’épistémologue Georges Canguilhem (qui a étudié les glissements métaphoriques entre la description scientifique et les définitions politiques) : « On n’a peut-être pas assez remarqué que l’étymologie du mot fait du concept d’individu une négation. L’individu est un être à la limite du non-être, étant ce qui ne peut plus être fragmenté sans perdre ses caractères propres. C’est un minimum d’être. Mais aucun être en soi n’est un minimum. L’individu suppose nécessairement en soi une relation à un être plus vaste, il appelle, il exige (…) un fond de continuité sur lequel sa discontinuité se détache7. » C’est l’idée que suggèrent les découpes instantanées du flux formé par les passants. Streuli l’a bien compris. Les fragments qu’il isole ne sont pas de simples morceaux isolés d’une continuité spatiale. Ce sont des interruptions d’un mouvement, où apparaissent des figures, singulières, qui tendent à dessiner leur propre durée. La fragmentation dont procède l’image de l’individu est définie ici littéralement comme l’amorce d’une continuité découpée dans une masse qui est aussi une durée.

L’opposition entre l’individu autonome et la foule, essentielle dans la pensée occidentale, correspond en effet à une opposition plus formelle entre deux images de la durée : la concentration de l’instant, valorisé comme immédiateté ou hyperlucidité, et sa dissolution dans la multitude, ou dans le « nombre » qui n’est jamais que le chiffre idéal d’une masse aveugle (analogue à cette « substance » que les penseurs rationalistes se proposaient de rendre intelligible). Il faut revenir ici une dernière fois à Baudelaire, qui a cherché la résolution de cette antinomie. À plusieurs reprises dans Le Peintre de la vie moderne mais aussi dans Le Spleen de Paris (« Les Foules ») et dans Fusées, il parle de la jouissance et surtout de « l’ivresse » du nombre procurées par l’expérience de la foule, quand, sous le signe de l’abstraction numérique, s’opère l’équivalence entre multitude et solitude8. « Baudelaire, note Benjamin, cherchait pour le héros un refuge dans la masse de la grande ville9. » Mais ce refuge, comme le narcissisme d’une solitude extensive (qui absorbe la multitude) ne va pas sans « le goût de la destruction » qui explique une autre « ivresse » : celle de 1848, quand le poète rebelle a participé aux émeutes populaires (Mon coeur mis à nu). Dans une sphère marquée par la division de la durée individuelle et collective, l’extase du nombre exaspère, au lieu de l’apaiser, la tragique concentration du héros solitaire. Kierkegaard avait déjà noté la difficulté : le penseur qui s’est soustrait au commun des hommes ne peut « situer sa solitude dans la foule » car « la curiosité le cerne partout »10. Baudelaire a vérifié à son tour que la masse aveugle contient une multitude de regards ; que le penseur rebelle ne peut fuir dans la foule une curiosité qui le renvoie à sa propre cruauté introspective. Cela permet de mieux mesurer la puissance du rêve investi dans l’imagerie idéale du « peintre de la vie moderne ».

Pour accomplir ce rêve, Beat Streuli a compris qu’il fallait accepter de s’identifier au commun des hommes. Il fallait aussi trouver une forme qui permette de résoudre cette tension dramatique entre l’instant individuel et la durée collective, qui condamne l’expérience de l’artiste à une concentration tragique. Sa solution tient à une méthode : une méthode de prises de vues et de montage, qui lui permet de travailler entre l’instantané photographique et la durée cinématographique, en associant au suspens des gestes et des attitudes les modulations séquentielles d’un mouvement. Toute figure apparaît alors effectivement comme l’amorce d’une continuité singulière (ou individuelle) à l’intérieur d’une durée massive plus complexe, mais qui n’est jamais elle-même que l’intrication mobile de ces singularités. Il pense donc l’enregistrement en termes d’interruption, de reprise, de rythme et d’intervalle, quand les photographes la conçoivent généralement comme fragmentation et totalité fragmentaire. Il ne récuse pas, bien au contraire, l’idée d’instantané, puisqu’il privilégie la qualité d’une image d’amateur, ou ce que les Américains appellent snapshot sur les performances descriptives des longues poses à la chambre. On pourrait même rattacher ses images à la tradition de la street photography. Mais là où les photographes qui ont marqué cette tradition cherchent l’image exceptionnelle, voire unique, qui fixe un « instant décisif » (Cartier-Bresson) ou résume une situation, il préfère suggérer une interruption qui appelle une reprise. Il récuse la synthèse d’une durée condensée en un fragment complet, pour privilégier les déplacements, les passages.

Sa réussite est d’avoir cassé la forme pathétique du fragment en rabattant la tension par laquelle une discontinuité cherche à se constituer comme unité, à s’élever à la totalité. S’il tire ses images en grand format, ce n’est pas pour leur donner l’autosuffisance d’un tableau – avec toute la verticalité frontale qui le définit – mais, au contraire, une dilatation qui les introduit dans un rythme et leur donne l’amplitude d’un déploiement, d’une extension. On pourrait même considérer qu’il veut appliquer à l’image photographique les transformations du tableau de chevalet qui ont caractérisé les expériences picturales du champ coloré depuis Monet. En même temps, qu’il aligne des images sur un mur ou les enchaîne dans une projection séquentielle, il évite soigneusement de suggérer que l’alternative idéale au fragment – et au tout fragmentaire – tient à la continuité d’une durée indivise. Cette alternative suppose en effet une conception de la nature comme flux global) qui conduit toujours à condamner le sectionnement du temps par l’image. La « passion » moderne de l’image s’est longtemps nourrie de cette conception nostalgique d’une totalité perdue de la nature, dont le spectacle des masses urbaines – jusque dans les grands rassemblements fascistes – est moins la négation que l’ultime avatar.

Il est d’ailleurs très significatif que la photographie de rue (street photography) ait connu un important renouveau après la Seconde Guerre mondiale, en relation avec le film noir américain (apparu au début de la décennie) et le néoréalisme italien. Il s’agissait d’exorciser les délires totalitaires des années trente en travaillant sur le terrain où ils s’étaient formés : la grande ville et ses foules. C’était également la fin d’un deuil de la nature, ou plutôt, de la relation ville-nature, soit que la ville fût plongée comme définitivement dans la nuit et ses lumières artificielles (comme on le voit exemplairement chez Louis Faurer), soit qu’elle s’ouvrît sur l’espace déchiré de ses banlieues. Dans les années cinquante, Robert Frank et William Klein ont concentré les images du cinéma, en traduisant leur instabilité dans une géométrie dramatique et aléatoire. Klein, surtout, a donné une nouvelle image de la compression des corps et des physionomies en représentant la foule comme l’énergie accumulée d’une masse en mouvement, fixée dans le cadre rigoureux de l’objectif. Mais cette image appartenait encore à une veine expressionniste retravaillée par un formalisme géométrique. Dans les années soixante, quand Lee Frank renonça à la photographie pour se consacrer au cinéma, Friedlander et Garry Winogrand ont semblé accomplir toutes les possibilités de la street photography comme si l’héritage de l’après-guerre et, en amont, celui des années trente et de la guerre elle-même, étaient épuisés. Quand Beat Streuli a commencé à travailler, trente ans après les gestes frénétiques et contenus de Klein, il ne servait à rien de se jeter dans la foule comme on plonge dans l’inconnu. La ville n’était plus l’inconnu, ni un mystère en clair-obscur, ni même le labyrinthe du merveilleux surréaliste répondant aux arcanes de la nature (tel que l’avait exploré Aragon dans Le Paysan de Paris). Elle avait cessé également d’être le théâtre des masses jetées sur le pavé par les crises économiques et manipulées par le fascisme.

Quand il parle de la « généralité » de la ville moderne à laquelle il cherche à « s’adapter le mieux possible », Streuli désigne bien ce qui lui permet de se guérir de la passion moderne de l’image. Il précise : « Quand j’ai commencé à faire des images de rue, je ne connaissais presque rien des antécédents dans ce domaine. Je n’avais pas encore vu Les Américains de Frank, ni les œuvres de Friedlander ou de Winogrand. Aujourd’hui encore, je me sens peut-être plus proche des photographes que j’ai vus en Suisse, comme Bischof ou Burri, même si je me suis formé en dehors de toute tradition du métier photographique. Je partage leur volonté d’idéalisation. Winogrand cherche à capter des moments très spéciaux, très particuliers. L’idéalisation, au contraire, va dans le sens du général. » En réalité, l’essentiel de sa formation à l’image est passé par le cinéma : « Les films de Godard ont été pour moi très importants, comme tout le cinéma d’auteurs européen qui a transformé et intellectualisé le cinéma américain, qui a su notamment adapter le film noir à l’environnement européen. » Il ajoute : « Je suis sensible au contenu sentimental des films de Godard, à sa manière de montrer la beauté des jeunes filles, par exemple. Dans une langue très artificielle, il peut traduire les sensations fortes produites par des choses simples11

Quand il photographie aujourd’hui les rues de New York, il n’ignore ni la faillite de la ville ni ses violences, bien que la zone qu’il explore et où il vit (le Sud de Manhattan) ne soit pas la plus touchée. Plus que jamais, la foule est sa matière exclusive. Ce qui, dans les enquêtes antérieures (Rome, Paris, notamment), ressortissait encore à une « lecture » de la ville, avec ses signes et ses signaux, ses constructions et ses espaces de communication plus ou moins vacants, ses restes de végétation ou ses dernières ouvertures sur un semblant de nature, ses perspectives aériennes et sa banlieue, tout cela a presque entièrement disparu. La densité de la circulation interdit toute configuration stable. Aucun groupe ne peut se former, comme aucune figure ne peut se détacher durablement. Et malgré tout, Streuli tient la ligne qu’il s’était fixée. Il privilégie encore le général. Il évite encore ce qu’il appelle « les situations extrêmes ». Confronté à une société multiraciale qui n’a jamais accompli, bien au contraire, ses ambitions déclarées d’intégration, et qui a maintenu ou récemment exacerbé les exclusions les plus criantes, il choisit encore de montrer le lieu commun des mélanges et même, pourrait-on dire, le melting pot des couleurs. Derrière ce parti pris, il faut reconnaître le refus particulièrement prononcé d’un sociologisme rhétorique qui lui paraît la contrepartie du formalisme, géométrique ou conceptuel, dont il s’était initialement démarqué durant ses années d’apprentissage en Suisse. Il a choisi d’accepter la grâce : « cette beauté fluide que nous appelons la grâce », disait Georg Simmel12. Et ce choix reste essentiel. C’est encore lui qui oriente ses plus récentes images, comme si toute tension, sociale aussi bien que psychologique, n’était qu’un facteur d’une physiologie de l’image irréductible aux données descriptives comme aux contraintes les plus spécifiques.

Dans les rues de New York, le « commun » est donc devenu infiniment plus mêlé, plus complexe, sans perdre sa généralité. Cette nouvelle situation était pour Streuli exemplaire. Il n’ignore pas en effet que la généralité qu’il a pu constater et dont il cherche la traduction nuancée risque à tout moment de se perdre dans ce que Michel de Certeau appelait « la rumeur océanique de l’ordinaire »13. La foule peut être le milieu idéal d’une fusion, voire d’une confusion, régressive ou narcissique, avec l’amortissement des conflits, la chute des tensions, mais aussi l’amnésie qui en résultent. Il en a toujours pris le risque. Mais celui-ci est d’autant plus sensible que les tensions, sinon les conflits, sont elles-mêmes plus visibles. Il y a là précisément matière à un nouveau conflit, qui ne peut être traité que dans et par l’image, par le travail de l’image, à tous ses niveaux d’intégration et de disjonction spatiotemporelles. D’où l’importance prise par le montage qui est aujourd’hui aussi bien une articulation de durées, dans les projections – avec les effets de fusions-substitutions par fondu-enchaîné – qu’une combinaison plus froide de fragments dilatés dans les séquences d’images-objets traitées plus ou moins en tableaux.

Plus que deux procédés distincts, il faut reconnaître ici deux régimes d’images complémentaires. Par la nature même du dispositif de projection mais aussi et surtout par ce qui assimile le fondu-enchaîné à une surimpression, les séquences de diapositives développent en profondeur ce que les grandes épreuves déploient horizontalement en masses discrètes. Maintenues plus ou moins longtemps dans la lumière vibrante du projecteur, les images s’effacent en se fondant en celles qui leur sont progressivement substituées, alors que la présentation étale des épreuves les rassemble dans une coprésence stable, permanente. C’est toute la différence, très fine, établie par Michel de Certeau, entre « lieu » et « espace ». L’espace, comme « croisement de mobiles », apparaît « dès qu’on prend en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable du temps », alors que le lieu est « une configuration instantanée de positions », qui « implique une indication de stabilité » dans la mesure où il instaure un « rapport de coexistence » et « exclue la possibilité, pour deux choses, d’être à la même place14. » Pour Streuli, il s’agit bien de repenser le lieu selon l’expérience de l’espace, comme « un lieu pratiqué » (dit encore de Certeau). Et, en fin de compte, c’est le lieu d’exposition lui-même, marqué par les épreuves grand format et occupé, voire envahi, par les projections, qui est pratiqué comme un espace-temps variable, analogue au milieu vivant défini par la foule.

En se donnant à la fois le matériau de la rue – avec ses trajectoires emmêlées dans un espace animé – et la perspective du lieu d’exposition, plus stable, Streuli a donc pu travailler entre la photographie et le cinéma, là où se place le phénomène de « l’image arrêtée ». Transformée par ce modèle, l’image fixe, photographique, se rapproche du photogramme pour se fixer sur le mur, avant de se remettre en mouvement dans le fondu-enchaîné des séquences projetées C’est ainsi également, dans la mesure où l’image arrêtée appelle une reprise du mouvement, que le montage peut agir comme une expansion du fragment photographique par un élargissement simultané de l’image dans l’espace et dans le temps. Dans tous les cas, l’enjeu est bien de produire une physiologie de l’image, au-delà de la représentation analogique. Quand les photographes se contentent généralement de collectionner des « choses vues » sous forme de petites épreuves manipulables, extrêmement condensées, Streuli travaille à l’échelle du corps. Mais un corps-image, un corps qui a toujours fait image, pris ou emporté dans un rythme visuel, spatiotemporel, hérité du cinéma et, plus particulièrement, d’un cinéma qui, depuis Vertov, sait utiliser l’image arrêtée.15

Or Vertov l’avait déjà montré, avec un enthousiasme bien différent des fantasmagories expressionnistes, ce corps-image est d’abord une chose de lumière : c’est le corps transféré dans la matière lumineuse de l’image photographique mise en mouvement, modelé, modulé par la lumière. On pourrait parler ici d’ombres, de fantômes, tant la foule favorise les apparitions. Mais ce serait faire appel à un registre du fantastique qui ne convient plus. Chez Streuli, le clair-obscur assez dramatique des rues de New York photographiées en plein jour n’est pas un procédé expressionniste qui plonge la ville dans une nuit fantasmagorique, mais un milieu de métamorphoses. Comme on parle de « métaphore filée », notamment à propos de la poésie surréaliste, on pourrait parler ici de fragmentation filée. Le clair-obscur fragmente, non pour isoler une figure surnaturelle mais pour défaire encore plus les limites du corps déjà brouillées par le mouvement de la foule, et, ce faisant, accentuer les glissements du montage. Le clair-obscur n’est pas un ténébrisme – comme on peut en trouver chez un Bill Henson par exemple – mais un principe de transformation et de multiplication de la figure. La couleur, quand elle apparaît, participe de la même dynamique. Généralement saturée, intense, extrêmement lumineuse, elle travaille en contraste avec les grandes masses d’ombre ; elle impose son rythme, ses glissements, ses métamorphoses, faisant communiquer des motifs ou des matériaux hétérogènes. Dans une économie générale du montage, elle a sa physiologie propre, avec ses extensions et ses dérivations particulières, qui concourent à l’animation interne de l’image.

À la même dynamique contribue encore tout ce qui, en dehors ou à côté des personnages de la foule, appartient au décor de la rue : petit mobilier urbain, barrières, grillages, pans de mur et rideaux métalliques, vestiges de chantiers ou simples détritus. En bref, tout ce qui peut constituer une architecture provisoire, fragile et lacunaire, distincte de la solide architectonique qui structure généralement un fragment pensé comme totalité. Ou encore, tous les accessoires et matériaux qui transforment la ville en un assemblage improvisé. Dans le domaine des arts dits « plastiques », le montage a toujours été apparenté en effet à l’assemblage, à tel point que l’image photographique peut apparaître trop lisse, trop homogène. La force de Streuli est de ne pas céder à la tentation d’un bricolage qui, aussi séduisant soit-il, n’aboutit trop souvent, y compris chez Rauschenberg depuis le début des années soixante, qu’à une complexité très prévisible. Il se contente donc des possibilités du montage en ajoutant toutefois aux séquences de diapositives le contrepoint d’une bande sonore qui soutient et accentue l’allure de dérive des figures. Celles-ci, emportées dans l’élémentaire et exubérante métamorphose de la foule, gagnent encore en fluidité, comme le spectacle « muet » que contemplait le narrateur de L’Homme des foules derrière la vitre d’un café ou, aujourd’hui, un passant isolé du monde extérieur par la musique d’un walkman.

 

 

1 Walter Benjamin, Paris capitale du xixe siècle, édition établie par Rolf Tiedemann, Editions du Cerf, Paris, 1989, p. 348.

2 Walter Benjamin, ‘Le Paris du second Empire chez Baudelaire (« Le Flâneur »)’, in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1982, p. 86.

3 Walter Benjamin, ‘Petite histoire de la photographie’, in Poésie et révolution, édition établie par Maurice de Gandillac, Les Lettres Nouvelles-Denoël, Paris, 1971, p. 28.

4 Bertolt Brecht, Sur le cinéma (« Le Procès de quat’sous »), L’Arche, Paris, 1976, p. 180-181.

5 Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, L’Arbalète, Décines (Isère), 1958-1963, n.p.

6 Beat Streuli, propos recueillis par Jean-François Chevrier, in Lieux communs, figures singulières, cat. Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Paris, 1991, p. 49.

7 Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1952-1989, p. 71.

8 « Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. » (Le Spleen de Paris, « Les Foules ») ; « Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse de jouissance de la multiplication du nombre. » (Fusées) ; « Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le nombre est dans l’individu. L’ivresse est un nombre. » (ibid). Charles Baudelaire, Œuvres complètes, édition établie par Claude Pichois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1975, p. 291 et 649.

9 « Au moment où Hugo célèbre la masse, qui est pour lui l’héroïne d’une épopée moderne, Baudelaire cherchait pour le héros un refuge dans la masse de la grande ville. Comme citoyen Hugo se mêle à la foule ; Baudelaire, en héros, s’en détache. », op. cit. note 2, p. 98.

10 « Comme un poisson mis dans une eau additionnée d’un fâcheux mélange qui l’empêcherait d’y respirer, ainsi peut-on dire que je vis. On m’a empoisonné l’atmosphère. Ce dont j’avais besoin, vu ma mélancolie et mon énorme travail, pour me reposer, c’était de situer ma solitude dans la foule. Alors je désespère. Je ne peux plus la recouvrer. La curiosité me cerne partout. » Soeren Kierkegaard, Journal (1847), Gallimard, Paris, 1954, p. 129.

11 Op. cit., note 6.

12 Georg Simmel, ‘La Signification esthétique du visage’ (1901), in La Tragédie de la culture, Éditions Rivages, Paris, 1988, p. 141.

13 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Gallimard, 1980-1990, p. 19.

14 Ibid., p. 172-173.

15 Sur l’« image arrêtée » dans le cinéma depuis Dziga Vertov, voir Raymond Bellour, L’Entre-Images, La Différence, Paris, 1990, p. 110-133.