Le portrait géant d’une jeune fille voilée est projeté devant nous. Elle observe une autre scène hors champ. Puis l’image est remplacée par celle d’un jeune homme brun qui semble regarder vers la caméra. L’observation attentive de son regard le rend finalement trop imprécis pour qu’il fixe réellement quelque chose. Puis vient un jeune homme noir, marchant d’un pas décidé. Puis un autre…
Beat Streuli n’est pas un inconnu en France, ses travaux accrochés aux fenêtres du Palais de Tokyo en 2002 étaient offerts à la vue des passants et des automobilistes. Il est en ce moment le “dernier” photographe présenté à l’exposition Objectivités au MAMVP, celui dont les travaux présentés en fin de parcours peuvent être oubliés dans une visite trop rapide ou trop ciblée. Ce serait une erreur.
Streuli photographie ou filme les passants anonymes dans la rue. Les modalités de prises de vue sont plutôt simples, zoom avec faible profondeur de champ diluant l’arrière plan et permettant d’avoir une netteté impeccable sur le personnage au premier plan. Elles cachent en réalité une démarche complexe, fruit d’une longue réflexion et d’une approche enrichie au fur et à mesure des années. Car depuis les premières vidéos prises à New-York en 1994, qui affirmaient l’ancrage de l’artiste dans l’héritage de la Street Photography, son travail s’est approfondi et la rigueur acquise lui a permis d’unifier la forme de ses travaux et de perfectionner son discours en le transposant à d’autres villes. En effet, si le nom de la ville photographiée est précisé dans le titre de ses photographies, il ne fait qu’indiquer l’anonymat de ces lieux, aucun indice visuel n’étant donné.
Débarrassés de tout contexte national, les portraits volés et particulièrement expressifs de Streuli renforcent la vision des sujets dans leur individualité. Si la célébration de l’anonymat de Thomas Ruff dans les portraits d’identités géants donnait une vision négative et orwellienne des temps à venir, la position de Streuli semble se situer plutôt du côté de Jeff Wall, moins victimaire et teintée d’une confiance en l’autonomie du sujet par rapport à son environnement. Les regards absents, vaguement contrariés ou au contraire souriants évoquent une mise en absence temporaire et suggèrent nos prédispositions à nous extraire des carcans de la culture de masse.
Streuli n’a jamais été élève des Becher. Son déménagement (partiel) à Düsseldorf est tardif et il est déjà artiste confirmé à ce moment. Dans l’exposition Objectivités, il est pourtant celui qui semble le plus proche du programme de Bernd et Hilla Becher. En effet, la proximité de démarche est grande entre l’inventaire formel des Becher et les prélèvements visuels de Streuli. La méthode choisie par l’artiste suisse pour procéder à l’extraction du sujet de son contexte urbain renvoie aux photographies de hauts fourneaux détachés de leur paysage. Associée aux préoccupations propres au travail de l’artiste (et notamment le souci de préserver l’expression et la dynamique du sujet), la démarche objective favorise ici l’observation attentive des singularités de chaque personne composant ce flux humain, comme si nous observions nous même les passants depuis une fenêtre donnant sur la rue.
C’est du côté des moyens de prise de vue et d’exposition que se situe l’autre point fort du travail de Streuli. Ce dernier utilise autant la vidéo que la photographie et exploite différentes modalités d’exposition : accrochage de tirages grand format, caissons lumineux, projection vidéo et diapositives sur télé ou dans un salle noire… Cet accrochage n’est jamais improvisé.
En 2002, au Palais de Tokyo, les portraits géants des passants accrochés côté Seine proposaient aux automobilistes et aux piétons pressés une inversion de rôle, le rôle de l’observateur étant soudainement assigné aux portraits alors que les passants spectateurs se voyaient observés. Au MAMVP, Streuli revient à son installation fétiche, une salle noire où le spectateur debout regarde les portraits défiler. Cette installation est d’une cohérence limpide avec la stratégie de prise de vue. En démultipliant les images et les scènes, le spectateur est amené à voir passer ces fragments de réalité sans point fixe. Il assigne ainsi à l’installation la fonction d’espace d’observation où nous sommes invités à promener notre regard, devant le monde qui déambule.