L’œuvre intitulée Marseille, 98 est une série de photographies faites sur plusieurs semaines dans la ville de Marseille. Elle appartient à un ensemble plus vaste d’images se reconnaissant par l’ambiance très urbaine d’une grande ville, accueillant beaucoup de personnes à la fois, dans l’ordre et le désordre de la circulation et des activités de la vie de tous les jours. Le milieu urbain se comprend alors comme un lieu partagé en commun. Les images sont par ailleurs sans artifices, montrant les gens tels qu’ils sont, pris dans des attitudes sans aprêts, c’est pourquoi le spectateur ressent leur présence dans l’immédiateté de l’apparition.
Dans un entretien réalisé avec Bernard Millet à la suite de cette série (publié dans le catalogue des Rencontres d’Arles 98), il dira: “Lorsque je suis arrivé à Marseille, j’ai réfléchi sur la manière de faire ici, cette fois, dans cette ville particulière. À nouveau, je me suis posé la question de savoir s’il est possible de travailler sans intentions. Même si dans le passé j’ai déjà tenté de délimiter des sujets, groupes de gens, territoires, etc., ce qui a pu donner des résultats intéressants, en principe l’essentiel de mon travail tient à la rencontre de situations nouvelles sans a priori”. Si l’on peut comprendre ce qu’il veut dire dans sa tentative de ne pas venir avec des a priori, avec une interprétation de Marseille, et ce pour ne pas être aveugle aux situations réelles qui se proposeront à lui, néanmoins on peut se demander comment il est possible qu’un photographe puisse “travailler sans intentions”. Il suffit de penser à la visée lors de la prise de vue photographique, dont le principe même est d’ordinaire la volonté de saisir quelque chose intentionnellement.
Beat Streuli réalise toutes ses photographies avec un téléobjectif, or son emploi, appartient d’ordinaire à une stratégie militaire ou voyeuriste, car il est généralement utilisé pour atteindre, justement, ce qui est hors d’atteinte et que l’on veut saisir. Ce quelque chose est alors focalisé, abstrait de son contexte, et amené auprès de celui qui vise. La plupart des photographies de Streuli, ne m’ont pas donné cette impression. Pourquoi alors utiliser un téléobjectif si ce n’est pas pour s’emparer des êtres et des choses ? Parce que, tout simplement, il permet de voir sans être vu. Ainsi, la personne photographiée au téléobjectif n’est pas amenée à poser ne pouvant deviner qu’elle est dans le cadre d’un viseur. Le fait est bien connu, toute personne qui se sait prise en photo ne se dispose-t-elle pas par rapport à sa mise en vue ?
Les personnes photographiées à Marseille semblent indifférentes à l’action du photographe qu’elles ne soupçonnaient pas. De son côté, Beat Streuli ne s’est apparemment pas intéressé à décrire une situation, des faits et gestes, à caractériser tel lieu ou telle personne en fonction de ce qui pouvait les distinguer et les faire re-connaître. D’une manière générale, plus sensible à une atmosphère d’ensemble, il délaisse le spectaculaire, l’événementiel. L’atmosphère des grandes villes lui convient, car elle correspond à l’anonymat de la foule, à une présence qui existe dans la diversité et l’incognito. De nombreux récits littéraires, depuis le XIXème jusqu’au début du XXème siècle, ont traité de l’attirance exercée par la foule des métropoles en expansion, au point d’en faire un thème littéraire. Par exemple, dans la courte description romancée écrite par Siegfried Kracauer intitulée L’Apparition sur la Canebière, une figure féminine singulière se détachant de la foule est suivie par le héros ; on trouve dans ce texte la fascination de l’auteur pour les villes, leurs rues et les événements qu’elles génèrent, fascination qu’il partage avec son ami Walter Benjamin. En revanche, Beat Streuli ne relève ni l’entité quasi abstraite de la foule considérée comme une masse en mouvement où les visages disparaissent, ni la figure singulière qui s’en distinguerait par son comportement ou son habillement. Il profite de l’anonymat de la foule, à la fois parce qu’il n’y sera pas détecté, et parce que dans la foule les personnes peuvent se laisser être en public sans se donner un rôle qui sera vu et interprété.
Présence urbaine
Durant l’été 1997, neuf images de jeunes, principalement d’adolescents, photographiées à mi-corps et appartenant à la série Shibuya, 97, ont été visibles dans des panneaux publicitaires de la ville d’Enghien-les-Bains. Leur emplacement dans les abri-bus était particulièrement approprié. Car, au lieu d’être des affiches ordinaires, jouant dans le contexte urbain un rôle attractif par un apport de lettres, de couleurs et de formes, ces images ne proposaient, a priori, aucun signe, c’est-à-dire qu’au lieu d’être des points d’ancrage et d’attirance pour un regard entraîné à discerner dans la totalité du visible ce qui le concerne, elles proposaient une ouverture. Aucune indication (pas même le nom de l’artiste, ni celui de l’association in situ qui l’avait invité), aucun message, ne venait troubler la tranquille compagnie des images. Les habitants de la ville se sont d’ailleurs demandé ce que ces images venaient faire là, ce qui n’a rien d’étonnant. Ce genre de situation, qui met en suspens la logique habituelle de relation aux images, intéresse Beat Streuli, car lorsque le public ne comprend pas, il y a des chances pour qu’il regarde à nouveau ce qui échappe au registre du déjà connu ou du reconnaissable, et pour que son regard soit alors différent.
La présence des jeunes japonais en photographie parmi les personnes attendant leur bus ou passant dans la rue, a souvent été pour moi si intense qu’elle me donnait le sentiment d’une rencontre ; comme si, aussi étrange que cela puisse paraître, les japonais présents en image partageaient l’espace de la rue avec les gens d’Enghien. (Et ce n’était pas seulement dû au fait que l’environnement autour des japonais n’était pas visible sur les photographies et que donc ceux-ci pouvaient se contextualiser n’importe où).
Dans le quotidien d’une banlieue parisienne, cette série sans histoire a eu la capacité d’ouvrir ma vision sur le monde alentour. Contrairement aux publicités conçues pour favoriser un désir d’objet, ces images n’ont donc pas attiré mon regard en elles pour que j’oublie tout le reste. Elles n’excluaient pas ce qui les entouraient pour sembler plus vraies, plus désirables que le réel. Leur force fut plutôt dans leur manière d’apparaître qui favorisait une certaine manière de (les) voir. Alors même que je les avais déjà vues, leur rayonnement ouvrait ma disposition visuelle au point de me faire voir comme pour la première fois, ou plus exactement sans savoir antérieur, sans préjugé. Lorsque cet événement d’ouverture m’advenait, il n’y avait plus alors de différence entre les photographies et le monde, les deux existaient dans le même événement sans hiérarchie. Pour être ainsi dans le rythme d’un moment du monde, les images n’imposaient aucun langage, autrement dit, elles ne se donnaient pas comme représentation, mais comme présence, et les personnes photographiées étaient moins là en tant que portraits (définition sociale et personnalité), qu’en tant que moment, être-là dans un moment. À chaque fois, l’événement fut impressionnant car il dé-couvrait tout ce qui était là, comme on aurait retiré le filtre translucide empêchant le visible d’être autre chose qu’une surface de lecture. La présence des œuvres déliait les êtres et les choses de l’environnement quotidien des hiérarchies de sens et d’usages pour être dans une totalité visible.
Apparitions désintéressées
Techniquement, l’apparition des images est évidemment différente lorsque le travail photographique de Beat Streuli est conçu sous forme de projection de diapositives, car les projections dramatisent l’apparition en plaçant le spectateur dans une salle sombre où les images imposent leur clarté colorée ; par ailleurs, l’œuvre est structurée dans la durée. Au lieu d’être une série d’images dispersée en plusieurs endroits de la ville, elle est conçue en une unité temporelle faite de séquences orchestrées. Le mode d’apparaître est-il pour autant modifié, dans le sens où, si la co-présence image et monde n’a pas lieu concrètement, y a-t-il pour autant objectivation ? Marseille, 98, projetée à Arles durant les Rencontres Internationales de la Photographie, dure trente-trois minutes et est composée de trois projections bord à bord formant un long mur d’images. Le fondu-enchaîné fait venir les images sans les imposer ; leur présence n’arrive pas soudainement avec le claquement de l’appareil de projection, elle se constitue dans la lumière et s’efface au même rythme un peu lent. L’événement d’apparition est sans intention et sans discours, l’absence de pose s’accompagnant, cette fois encore, d’une absence de démonstration, chaque image étant singulière et aucune plus importante qu’une autre.
Devant moi défilaient des personnes, des véhicules divers, des vues isolées ou panoramiques, une ou plusieurs vues d’une même personne. Vent et soleil faisant cligner les yeux. Si le multiculturalisme fut évident, l’impression dominante que j’ai ressentie concernait une certaine retenue de la plupart des personnes. Plutôt seules ou solitaires, elles n’affichaient pas leurs sentiments, ne jouant pas de rôle vis-à-vis des autres. Chaque être (et chaque chose) était là en apparition, c’est-à-dire, existant dans le moment précis de son apparition, non pas tant parce que la photographie serait un arrêt dans le temps, que parce que chacun était “débarrassé” de son contexte d’origine, de son appartenance sociale.
La manière de photographier est décisive, afin que la visée s’abstienne de focaliser l’œil sur tel ou tel détail qui ferait sens et qui enclencherait une narration interprétative ou telle attitude qui ferait surgir un contenu psychologique. Cet apparaître désintéressé, à l’opposé, je le répète, du spectaculaire, est rendu possible par l’attitude à l’origine des prises de vue. Si celle-ci n’est pas objectivante, si elle peut laisser apparaître le monde sans lui attribuer de sens et sans vouloir le saisir c’est que la vision du photographe est effectivement voulue sans a priori, une vision hors chronologie (sans avant et sans après), une vision, elle aussi, désintéressée.
Ensuite l’œuvre s’élabore dans le choix des prises de vue et leur présentation, afin que l’immédiateté de l’apparition soit préservée sans pour autant lasser l’attention du spectateur. Le rythme des trois projections bord à bord permet une modulation complexe, des images successives d’une même personne, des vues symétriques ou asymétriques, des rencontres impossibles de regards fortuits, des respirations. L’attrait des grandes villes tient au renouvellement permanent de ce qui entre dans le champ de vision, des mouvements, des directions des corps et des regards, tout ce qui fait la richesse d’un monde habité. Et cette richesse n’a pas besoin d’être exceptionnelle pour être appréciée.
Les personnes photographiées n’exposent pas, ici, d’histoire personnelle ou collective. Et pourtant, l’œuvre dans sa totalité, c’est-à-dire lorsque l’on ne considère plus la succession d’images après images, mais toute la projection, Beat Streuli nous présente une représentation de la ville de la Marseille. Celle-ci est concentrée sur des personnes uniques non hiérarchisées par des conditions socio-historico-politiques, laissant de côté l’architecture, ou l’urbanisme, et ce, même dans les vues panoramiques. La plupart du temps, la prise de vue au téléobjectif se concentrant sur une portion très limitée d’espace, (cette portion, pouvant correspondre au corps d’une ou de plusieurs personnes), met de côté le contexte environnant. Marseille n’est pas là dans ses caractères typiques et reconnaissables, dans ses monuments ou dans ce qui attire tout de suite l’attention. Elle est là dans le quotidien de ceux qui l’habitent. Le partage de l’anonymat par les personnes et le photographe, le désintéressement conjugué en plus au respect du photographe pour les personnes (les laissant être ce qu’elles sont, sans vouloir qu’elles affichent leurs caractères sociaux), peuvent faire apparaître une ville par ses habitants.
Chaque série attachée à une ville a sa propre particularité dans l’œuvre de Beat Streuli, sans doute correspond-elle à sa manière de voir chaque ville. C’est là que son absence d’intentionalité trouve sa limite. Si les personnes ne sont pas prises dans une vision interprétative, il y a de la part de l’artiste la recherche d’un sens invisible, un sens ou un climat, quelque chose qui ne se détache pas comme une figure sur un fond, qui ne se particularisera pas individuellement mais dans la multiplicité.
Ce quelque chose existe dans l’immédiateté de la rencontre lorsque l’œuvre et la personne qui la voit sont dans la même contemporanéité, et parce que l’œuvre a une durée et un déploiement (de la même manière qu’une morceau de musique ou qu’une chorégraphie), le sens se précise dans un après-coup quand l’ensemble a été recueilli par la mémoire du spectateur. Ici, l’absence d’élément remarquable ou d’indice pouvant attirer l’attention empêche l’obtention d’une image mémorable. L’attrait de ses photographies tient en grande partie à cette faculté de toucher la mémoire sensible du spectateur, sa mémoire involontaire plutôt que la mémoire volontaire, cette dernière se caractérisant par la transmission d’un savoir à partir d’un langage commun, par la nomination et l’analyse, ou bien encore par la fabrication de récits, alors que la mémoire involontaire est celle des sens impressionnés par un événement d’apparition. Celui-ci peut être bref, assemblé en séquences ou bien encore englobant toute l’œuvre, car il se développe dans une durée indéterminée, celle de la dilatation de moments de lumière habités par un ensemble de personnes.
Maintenant, dans ma mémoire, m’arrive une présence inconnue et familière, celle d’une pluralité non hiérarchisée à laquelle j’appartiens, celle d’une présence au monde.
Catherine Grout
Paris, août-septembre 1998